Vu par François Jeanneau – Part 1

A l’été 2005, François Jeanneau s’est volontiers prêté au jeu des souvenirs. Nous avons donc passé une longue après-midi à ramener à la surface quelques-uns de ses nombreux moments partagés avec JF, des plus anciens aux plus récents. Deux heures et demi d’entretien au total, dans lesquels on en apprend autant sur JF, sur François Jeanneau et l’histoire du jazz en France de ces dernières décennies du vingtième siècle. Il m’aura fallu un an et demi – quelle honte ! – pour retranscrire, monter et finalement rédiger ces textes. Compte-tenu du volume et de la densité des entretiens, j’ai décidé de les scinder en éléments aussi homogènes que possible. Ce premier volet retrace l’époque héroïque des années 60.

François Jeanneau et Jean-François Jenny-Clark faisaient partie de la jeunesse active du jazz français en ce début des années 60 à Paris. En 1960, JF avait tout juste seize ans, François Jeanneau était son ainé de quelques années. JF avait déjà été repéré par Jackie McLean et jouait régulièrement au « Chat qui Pêche », avec Aldo Romano ; François Jeanneau jouait à la même époque au « Club Saint Germain » ; leur rencontre date de cette époque.

FJ : Ca devait être en 1960, puisque moi j’ai joué au « Club St Germain » de 60 à 62. Lui, ça n’a pas duré deux ans, mais il jouait au « Chat qui Pêche », soit avec Jackie McLean, soit avec Donald Byrd. Ce n’était pas loin. Au « Club St Germain », ce qui était bien, c’est qu’il y avait deux orchestres, le trio de Martial [Solal], avec Daniel Humair et Guy Pedersen, et l’autre groupe, c’était le 5tet de Georges Arvanitas, avec Bernard Vitet et moi devant… il y avait Luigi Trussardi, Georges, et soit MacKac [Baptiste “Mac Kac” Reilles], soit après Michel Bagot, qui était un excellent batteur. Comme il y avait deux orchestres, on jouait 45 minutes chacun, et on avait 45 minutes de pause à chaque fois… on ne connait plus ça de nos jours ! Pendant notre pause, on allait au « Chat qui Pêche », on allait voir les mecs d’à côté… Et donc on allait voir Donald Byrd, Aldo et JF. Parfois c’était eux qui venaient. On échangeait.

Très vite, François Jeanneau et JF ont partagé beaucoup de choses, en musique évidemment. Ils jouaient ensemble dans les clubs parisiens de Saint Germain et alentours.

FJ : Il y avait tellement d’endroits… On jouait avec JF, et Aldo aussi d’ailleurs… Y’avait un gars qui s’appelait Herb Galper, un pianiste – c’est un souvenir qui me revient parmi d’autres – et il y avait un truc à côté du « Chat qui Pêche », un petit club… c’était un truc vraiment crade, qui s’appelait « la Cave à Pilou »… le nom est prometteur déjà… c’était un peu insalubre comme endroit et on avait joué là avec Herb Galper. Il était resté un certain temps. Et puis on a fait les premiers concerts de free… Je pense qu’il [JF] a aussi fait des trucs avec Thollot au début.

Mais pas seulement en jazz…

FJ : A la même époque, on allait boulevard Magenta, chez sa mère, et on allait faire de la musique classique ! Malheureusement c’est resté inédit ! Je jouais un peu de flûte, lui jouait du violoncelle. Il y avait aussi Philippe Maté qui venait souvent. Il est décédé, c’était un saxophoniste. Il avait longtemps fait partie du quatuor de saxophones avec Chautemps, di Donato et moi. Et on allait faire des tours, jouer du Bach… c’était vraiment pour le plaisir. Un autre grand moment, ça été le disque enregistré par Gérard Poïmiroo… Il jouait de la trompette – et il en joue toujours d’ailleurs – c’était toujours vers 61, 62… Il voulait faire une carrière de chanteur, qui a avorté tout de suite d’ailleurs. Il avait eu un deal avec Barclay et on a fait des séances d’enregistrement. J’avais fait les arrangements, et comme arrangeur, je n’y connaissais rien à l’époque ! C’était vraiment le début. Il y avait lui, [Bernard] Cazauran à la basse, JF au violoncelle, moi j’étais à la flûte, et puis il devait y avoir un mec au piano, je ne sais plus qui c’était. Et Poïmiroo chantait des trucs de Michel Legrand [rires]. J’imagine qu’il doit toujours avoir des bouts de bande, parce qu’on a enregistré, mais je crois que ce n’est jamais sorti. Le résultat devait être suffisamment catastrophique pour que personne ne veuille le sortir chez Barclay !

Un été, on a fait une saison, de juin à septembre, dans le club de Mme Filippachi à Calvi, une sorte de prémices des futurs ClubMed. Je pense que c’était vers 62-63. C’était un village de vacances, et c’était assez animé. Il y avait Gérard Poïmiroo forcément, il y avait [Jacques] Thollot, il y avait JF, moi et Jacques Paoli. De toute façon, on était tout le temps ensemble. Le concept n’était pas encore très développé, et on était logés dans des tentes de l’armée. On était censés jouer en fin d’après-midi, le soir… faire en même temps du jazz et puis après faire danser un peu. On a failli se faire virer plusieurs fois et bien sûr il s’est passé plein de trucs. Je me souviens que Thollot avait monté un spectacle complètement surréaliste, sur la mort de Chopin… on était costumés, on allait dans la flotte, c’était un souk… Pendant ce temps-là, Aldo était allé en Italie pour se marier. Au retour, il s’était arrêté à Calvi deux trois jours puisque on était là. Et ce jour là, on avait organisé un radio crochet, auquel bien sûr il avait participé. Je me souviens qu’il avait chanté un tube de l’époque qui s’appelait « Cherbourg avait raison », de Frida Boccara… Au total on s’était bien amusés, mais on n’avait pas le profil pour faire ce genre de chose, d’ailleurs on n’avait pas envie de l’avoir non plus.

Parmi les moments marquants, restera certainement leur participation au Festival Mondial pour la Jeunesse et pour la Paix à Helsinki en 1962, tant sur le plan humain que par les découvertes musicales qu’elle a engendrées.

FJ : Ce qui était sympa c’est qu’il fallait y aller en train… C’est loin, ça faisait trois jours et trois nuits. C’était un train spécial, qui s’arrêtait partout et on faisait des concerts sur le quai… On s’est arrêtés à Varsovie, à Berlin, Saint-Pétersbourg… on n’arrivait plus au bout ! Ca faisait une animation sur les quais. On était dans une espèce de campus, on était logés là pendant la durée du festival, une semaine. Et il y avait des manifs contre, parce que c’était un truc communiste, et l’endroit où on était a été attaqué la nuit… on était tous barricadés. Et je me souviens qu’on buvait beaucoup de rhum coca, depuis le matin au réveil dans notre dortoir… et pourtant coca, c’était pas dans la ligne du parti…. Il y avait JF, Aldo Romano, Gérard Poïmiroo et Jacques Paoli. Lui, après, il est parti aux Etats-Unis. Il a été prof à Berklee pendant des années, vingt-vingt-cinq ans à partir de la fin des années 70 début des années 80. Bref… On jouait des standards. Et je sais qu’il y avait un concours d’orchestre… J’avais eu un diplôme, le prix du « plus meilleur soliste » – en français dans le texte ! Déjà meilleur, c’était pas mal, mais alors plus meilleur ! J’avais dû faire fort ce jour là ! Mais il y avait énormément de monde, pas que du jazz, il y avait de la variété, du classique… Brel était là. Et je ne sais pas ce qui s’est passé, son orchestre n’était pas disponible. Du coup, c’est JF et Aldo qui l’ont accompagné ! Mais le plus important, c’est que pour la première fois, nous avons entendu le free en direct avec Bill Dixon et Archie Shepp, une vraie révélation !

Ceci nécessite un petit retour dans les clubs parisiens. Dès les années 60, JF rencontre et joue avec Don Cherry et Gato Barbieri.

FJ : J’ai aussi joué avec Don Cherry et JF. Don Cherry était même venu à la maison répéter, et on jouait rue Descartes au « Jazzophone ». C’était un endroit où il y avait tellement de sous-sols, il y avait trois clubs, on descendait dans les catacombes. Avec Gato Barbieri, c’était moins structuré, j’ai joué si comme ça, faire des bœufs au « Chat qui Pêche ». Don Cherry habitait à Paris pendant un certain temps et Gato aussi. Mais lui c’était un argentin, d’abord il avait passé en Italie un certain temps et puis d’Italie il était venu s’installer en France. A l’époque ce n’était pas une star avec le chapeau comme maintenant !

En fait, on était une génération de jeunes musiciens, tout le temps ensemble, on jouait partout, les clubs, les soirées privées… Et puis c’était l’époque du free, les années 64-65. Parmi les rencontres importantes il y a eu celle d’Eric Dolphy. Il est venu jouer au « Club Saint Germain », mais il était tout seul, donc il jouait avec la rythmique qui était là. Il a joué aussi au « Chat qui Pêche », donc JF a joué avec lui aussi. Eric Dolphy avait monté un big band, et on avait commencé à répéter deux-trois fois, dans un petit studio du côté de la place Blanche, mais ça n’a pas duré longtemps. Il est parti en Allemagne, et il est mort là-bas. Avant cette période, on jouait des standards, enfin surtout des trucs de Miles, de Monk de Mingus… On jouait pas Stardust… ça on s’en foutait. On jouait des trucs du moment, du Coltrane.

Mais le free est venu avec Helsinki pour nous. Parce qu’on connaissait le free par les premiers disques d’Ornette Coleman, qui datent de la fin des années 50 – mais les premiers free qu’on a entendu en direct, c’est Helsinki, avec Bill Dixon et Archie Shepp… C’était ce qui nous branchait, mais pas parce qu’il fallait le faire, c’est que c’était pour nous dans l’évolution normale de cette musique là. C’était pas une question de mode… Maintenant ça a changé, parce que le jazz c’est quelque chose de beaucoup plus diversifié, on ne sait même plus trop ce que c’est… C’est ni mieux, ni plus mal, ce n’est pas un jugement de valeur ! Mais à l’époque on savait encore ce que c’était et il y avait une espèce de fil conducteur et on attendait chaque nouveau disque de Miles, de Coltrane, d’Ornette, etc. C’était beaucoup plus identifiable, ça suivait vraiment une ligne assez précise.

Après, ce qu’on a vu aussi, avec JF, c’est Albert Ayler à Paris. Il venait jouer au « Caméléon ». Il faisait son service militaire à la base américaine d’Orléans. Maintenant on est habitué, mais à l’époque, c’est le genre de truc qu’on avait jamais entendu, un son pareil avec un vibrato pareil ! C’était vraiment inouï, au sens propre… Il y avait un autre musicien qui faisait du free à Paris à cette époque, Franck Wright. Alors là, ça c’était vraiment free, avec Bobby Few, Alan Silva… avec une énergie ! Ca faisait partie du décor parisien. Donc on était vraiment immergés là-dedans. On n’avait pas vraiment de groupe structuré. Ca tournait toujours autour des mêmes, il y avait aussi Bernard Vitet… On a fait un disque – sans JF – Free Jazz, avec Beb Guérin, François Tusques Portal, Charles Saudrais et moi. Et quand on le réécoute, ce n’est pas free du tout… Mais les premiers disques d’Ornette Coleman ne sont pas très free non plus…

C’était une époque où les gens aussi s’empoignaient beaucoup plus qu’aujourd’hui, dans les concerts, dans les revues, entre les partisans du jazz plus classique, du jazz plus moderne… Ne serait-ce que la première fois que Miles et Coltrane sont venus ensemble. C’était comme la première du Sacre du Printemps. C’était à l’Olympia… Miles, quand il ne jouait pas, sortait de scène et Coltrane aussi, sortait de scène quand la rythmique jouait. Alors il suffisait que Coltrane passe la tête du rideau et le public hurlait, Coltrane répondait, les insultes pleuvaient… bref ! Par exemple de son côté, René Urtreger, ne jouait pas de free, c’était pas son truc. Mingus, c’était déjà la limite… Ca ne nous empêchait pas de jouer ensemble d’ailleurs : j’ai fait partie du sextet de René à la même époque… Ce n’était pas incompatible du tout. En fait c’est une chose qu’on ne connait plus parce que les gens sont morts maintenant… Mais à la fin des années 50 et au début des années 60, quand on a commencé nous, on avait toute l’histoire du jazz à notre disposition, et JF aussi a fait des trucs comme ça… Moi j’ai joué avec Mezz Mezzrow, avec Albert Nicholas, avec des piliers de la Nouvelle Orléans, et en même temps on a joué avec Eric Dolphy… c’est des trucs qui sont plus faisables. C’est un des privilèges de notre génération – on en parlait aussi avec Daniel Humair récemment -, on a entendu et joué toute l’histoire du jazz… On l’a assimilée, sur le terrain. L’autre jour je devais jouer en duo avec Didier Havet qui est tubiste… Qu’est-ce qu’on va jouer ? Je lui ai dit – parce que lui connaît tout ça aussi – on va jouer les vieux trucs de la Nouvelle Orléans.. On a rejoué High Society, Royal Garden Blues, Muskrat Ramble, à notre sauce de maintenant et c’était vachement sympa de faire ça. Mais je suis sûr que la plupart des jeunes musiciens de maintenant ne feraient pas ça. Ils n’ont pas cette expérience là… Ils n’ont jamais joué ces morceaux.

François Jeanneau & Christophe Jenny

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