Jean-François Jenny-Clark : J’ai commencé à jouer du jazz avec mon frère qui faisait partie du groupe de Jacques Coursil. Il y avait avec eux un bassiste dont l’habitude était de laisser sa contrebasse chez moi. Je m’amusais avec. Jusqu’au jour où je lui ai piqué l’affaire. Bassement ! A la même époque j’ai eu vent qu’il se passait des choses au “Chat qui pêche”, le dimanche après midi. J’avais alors 16 ou 17 ans. C’est comme cela que je suis tombé sur M. Romano. Il était là et ne savait pas faire sha ba da. Et moi je ne savais pas faire boum boum. Ça ne nous a pas empêché de jouer ensemble pendant un an. J’essayais aussi de passer mon bac. Je n’y suis jamais arrivé parce que l’année suivante Jackie McLean a débarqué à Paris et que j’ai joué avec lui.
Il était venu pour faire “The Connection” ici, avec Michelot, Art Taylor et Freddie Redd. Il a organisé une audition pour constituer un groupe. J’y suis allé, j’ai joué deux morceaux et Jackie m’a dit : « O.K., on joue ! ». Daniel Humair était le batteur. Ça a été ma première grande expérience.
Juste avant, avec Aldo, on jouait avec Arrigo Lorenzi. Ce fut le premier qui nous a donné envie, à Aldo et à moi, de faire de la musique. Nous étions au « Chat » le dimanche après midi. Là où jouait Pettiford. Après McLean, qui est venu deux ans de suite, s’est produit le grand tournant : Don Cherry. Mais je traversais une période difficile. J’étais entré au Conservatoire, à Paris.
Jazz Hot : Comment décide t-on d’être musicien ?
J.F. : Personnellement, je n’ai pas décidé. Ma rencontre avec Aldo Romano a été capitale. Nous sommes deux pôles radicalement différents. Il m’a beaucoup appris, et réciproquement. Aldo a une classe naturelle. Moi, par contre, je suis passé par le Conservatoire. J’y suis allé parce que les circonstances l’ont voulu. Parce qu’à ce moment là j’étais à Versailles. Parce que je voulais apprendre à mieux jouer de la basse. Surtout parce qu’ayant raté mon bac, mon sursis allait expirer : le Conservatoire a été un échappatoire au service militaire. Je m’y suis présenté. J’ai été reçu la première année. Heureusement car je ne me serais pas représenté. Et j’ai obtenu une prolongation de sursis.
J. H. : La chance signifie t-elle quelque chose pour un musicien ?
J.F. : Je ne sais pas si je l’ai rencontrée… Tout simplement, les choses se goupillent bien. Ainsi ce fut une chance inespérée, pour moi, de jouer avec McLean. Mais d’un autre côté ça n’est pas une chance : après avoir joué avec un type intéressant, on se retrouve tout d’un coup à Paris, à nouveau, sans travail, comme il y a des années… Je suis peut être venu trop tard, à la fin de la grande époque. Le Club Saint Germain allait fermer. J’y faisais bien quelques remplacements, mais je ne faisais pas partie de la maison. Par contre, avec Aldo nous étions presque à demeure, au « Chat »… c’était une époque où les musiciens plus âgés, qui étaient censés monter, jouaient au « Chat »… avec des hauts et des bas.
J. H. : Aujourd’hui est-ce qu’on appelle Jenny-Clark au téléphone, ou est ce lui qui appelle ?
J.F. : Je n’ai jamais appelé personne au téléphone. Je reçois des coups de fil. Il me semble que je ne pourrais pas jouer, si je devais appeler quelqu’un. Enfin, c’est ce que j’imagine. Ça me ferait peut être le plus grand bien !
J. H. : Il existe à présent une image de J. F. Jenny Clark, bassiste au sérieux background. A quoi correspond-elle ?
J.F. : Cela c’est le prestige du Conservatoire. Ou plutôt le complexe des gens qui ne l’ont pas fait. Parce qu’en fin de compte, le fait d’y entrer et d’en sortir signifie seulement que l’on joue correctement d’un instrument. Pas que l’on en joue bien. On y acquiert un certain nombre de choses, un minimum de technique. Quant à faire du jazz lorsqu’on est au Conservatoire, cela relève de la bête curieuse. J’ai étudié avec Cazauran, quelqu’un d’extraordinaire. Ce ne fut pas très facile parce qu’en même temps je jouais avec Don Cherry. Si j’ai eu de la chance c’est plutôt que sans me casser la tête, sans travailler 6 heures par jour, sans le préparer, j’y suis rentré. Ce complexe qui veut que les choses soient plus faciles pour quelqu’un qui a fait le Conservatoire tape complètement à côté du problème.
J.H. : Le complexe inverse se trouve chez ceux qui ont fait le Conservatoire. N’a t-on pas entendu Michel Portal déclarer qu’il fallait oublier ce qu’on y apprenait, que cet enseignement n’est plus adapté à la musique d’aujourd’hui ?
J.F. : Le problème de Portal, c’est qu’il joue Mozart, magnifiquement d’ailleurs. C’est un soliste. Un type qui a eu des Prix internationaux, qui a travaillé énormément. Mais je ne veux pas parler des problèmes de Michel. C’est à lui de les résoudre. Ceci dit, je ne ressens pas cela de la même manière, dans la mesure où Michel est davantage un musicien classique, encore que ça ne veuille pas dire grand chose. Mais il faut se représenter qu’il a passé le Grand Prix de Budapest, le Concours de Genève… C’est un clarinettiste classique prodigieux. Et cela il ne veut pas le renier. Or, il se trouve que le répertoire de la clarinette n’est pas très étendu, par rapport à celui du piano ou du violon. A part Mozart, Rossini et quelques autres trucs… Portal ne veut pas passer sa vie à jouer du Mozart.
Tandis que moi je n’ai pas tenté de Grands Prix, je n’ai pas travaillé en vue de cela. Je suis passé par le Conservatoire comme ça… pas pour obtenir une situation, entrer dans l’Orchestre national ou celui de l’ORTF. Le jazz était ce que j’avais dans la tête. Peut être que s’il y avait des concertos de Mozart et toute une littérature pour la basse, j’aurais été tenté.
Mais j’avais fait du jazz avant d’entrer au Conservatoire, je continuais à en faire à ce moment là. Il n’y a pas eu de rupture, Je précise quand même que je préfère jouer du Berg, du Stockhausen, que de faire un jazz qui ne me concernerait pas. C’est quelque chose que je connais moins bien, et qui m’intéresse parce que je sens qu’il y a de la musique dedans. Ce n’est pas pour étendre mon registre. J’ai fait un peu de guitare basse avec Aldo. Je préfère cela parce que c’est plus excitant pour moi que de jouer le blues en si bémol pendant trois heures. Le disque que j’ai enregistré avec Egberto Gismonti (1) ce fut aussi l’occasion de faire quelque chose que je ne connaissais pas très bien.
J. H. : Et Gato Barbieri ?
J.F. : Je le connaissais depuis longtemps. Depuis Don. J’ai eu la chance qu’il m’appelle et me demande de jouer avec lui en Europe. Gato, aujourd’hui, fait une musique très différente de celle qu’il faisait avec Don Cherry. Mais il a conservé son identité, c’est ce que j’aime bien chez lui. Il a la même chose dans sa tête qu’avant, c’est la même personne et c’est très important cela. J’aime beaucoup Gato en tant qu’homme.
Il se tient à une ligne de conduite. Condamnable ou pas, c’est un autre problème. C’est une attitude vis à vis de la musique. En ce sens on ne peut pas dire de sa musique qu’elle piétine. Le fait de jouer dans son orchestre ne m’engage pas davantage que Liston Smith dans le problème du Pérou ou de l’Argentine. Nous lui avons demandé de quoi il retournait, parce que c’est important de savoir ce que le bonhomme raconte, devant soi, sur la scène. Il a d’excellentes raisons. Mais s’il pense vraiment ce qu’il dit, il n’en est pas pour autant un meneur d’hommes, un type à message. Il dit simplement ce qu’il ressent, parce qu’il est vraiment argentin
J.H. : Ceux qui vous demandent de jouer avec eux, sont-ils toujours les mêmes ?
J.F. : Les gens qui me demandent de jouer avec eux le font parce qu’ils pensent que ça peut m’intéresser. On ne va pas demander à quelqu’un lorsqu’on sait qu’il n’y a aucune chance pour qu’il accepte. Mais à Paris je ne pourrais pas faire une seule sorte de musique. Je refuse l’exclusivité avec qui que ce soit.
J H. : Que s’est-il passé, après Don Cherry ?
J.F. : Il y a eu plein de trous. J’ai joué avec Aldo au « Chat qui Pêche », pendant un an. C’est à cette époque là que j’ai commencé à faire du classique. Le seul éclair fut Keith Jarrett. Il y a eu comme cela quelques étapes importantes, c’est dans l’ordre normal des choses. Le reste du temps c’est dur. A moins d’être à New York et d’être quelqu’un en vue que tout le monde réclame… Ici beaucoup jouent avec qui se présente.
J.H. : Tout un mouvement semble se développer en Hollande, en Allemagne, en Angleterre… on a l’impression que les musiciens français ne sont pas concernés. Vous, vous avez joué avec Han Bennink.
J.F. : Je connais aussi Tony Oxley, Barry Guy et ces gars d’Angleterre. Cela correspond à une manière de vivre différente. Il existe chez eux une sorte de contact entre musiciens qui est très important. Alors qu’en France il y a des clans, qu’on ne peut pas abattre. Il est possible que je participe aussi à l’élaboration de ces clans, je ne sais pas… Mais ce qui se passe là bas est très important. Vu le vide existant chez nous, il est indispensable de regarder à côté. C’est le problème du musiciens scandinaves en particulier (Palle Danielson, Edward Vesala ou Jan Garbarek par exemple).
J.H. : Et les Etats Unis ?
J.F. : Je ne veux pas rentrer dans cette diatribe musiciens européens, musiciens américains. C’est un faux problème. Il se passe la même chose aux U.S.A.. On dit que les Européens copient les Américains, mais les Américains copient d’autres Américains également.
J. H. : On ne dit plus que les Européens copient les musiciens américains ?
J.F. : En fait cela revient au même, on reste aux aguets. On écoute un musicien quel que soit son pays. Par contre il y a moins de barrages vis à vis d’un jeune musicien aux U.S.A. De plus j’ai ressenti beaucoup moins d’hostilité aux Etats Unis qu’en Europe, où on me fait bien sentir que je ne suis qu un musicien européen.
J.H. : De plus en plus, les musiciens américains prennent en main l’aspect économique de leur métier : organisation de concerts, fabrication et distribution de disques, associations, etc. Qu’ont-ils à en attendre ?
J.F. : Ils peuvent ainsi produire ce qu’ils veulent, au lieu d’obéir aux désirs des compagnies « classiques ». Ils sont totalement concernés par leur musique. Elle ne s’arrête pas au bord du micro,
J.H. : A Paris il y a l’ADMI.
J.F. : Je me sens un peu à l’écart de cela. Je ne suis pas souvent à Paris, pas assez disponible. C’est la seule raison qui fait que je garde des distances. Mais s’il s’y passe des choses intéressantes, je suis tout à fait d’accord pour marcher avec eux.
J. H. : Que se passe t-il aujourd’hui, musicalement ?
J.F. : Il ne faut pas partir du point de vue selon lequel il faut à tout prix trouver quelque chose de neuf. C’est ce que chaque musicien a envie de jouer qui compte. Pour peu qu’il ait la chance de mettre ça en contact avec d’autres musiciens qui l’aident, c’est parfait. Les gens ont plus ou moins à dire. On parle toujours des mêmes musiciens, de ceux qui ont fait des musiques extraordinaires. C’étaient des conditions réunies. Parfois il y a des types qui arrivent à cristalliser autour d’eux l’énergie de tous ceux qui travaillent à leurs côtés : Don Cherry, Shepp, Sanders, Keith Jarrett, Sam Rivers, Ornette Coleman…
Ceci dit, il y a des choses qui, en 1973, m’ont fait impression : Pharoah Sanders, à New York. Lui, pas ses musiciens. Stanley Clarke, un énorme bassiste. Le groupe “Return to forever” de Corea, en direct. McCoy Tyner m’a fait une impression considérable. Mais je n’ai pas eu l’occasion d’entendre récemment de “nouveaux” musiciens qui m’aient véritablement impressionné.
Anthony Braxton me semble également être un des musiciens importants de l’heure. C’est l’un des rares avec qui je ne me sois pas embêté lors des répétitions. Quand on en sort, on n’a pas l’impression d’avoir perdu son temps. Cela c’est important. J’aimerais faire quelque chose de sérieux avec lui. Il est capable de très grandes choses pour peu qu’il s’entoure de gens qui l’aident dans cette voie. Aucun musicien ne saurait d’ailleurs se passer d’autres musiciens autour de lui pour réaliser quelque chose. Cela dépasse le cas d’Anthony Braxton, cela s’applique à tout le monde.
J. H. : Nous entendons beaucoup parier des musiciens qui ont émergé dans les années 60. Pas de ce qui est nouveau. Don Cherry, lui, est concerné par les musiciens européens tels que John Tchicaï Peter Brötzmann, Han Bennink…
J.F. : Je vois mal d’après quels critères vous qualifiez ces musiciens de « nouveaux » Bennink : je l’ai souvent entendu, j’ai joué avec lui. C’est un sérieux client. Je ferais d’ailleurs remarqué que si Han joue très souvent en duo, ce n’est pas qu’il ait une prédilection quelconque pour les duos, mais tout simplement qu’il ne trouve personne pour jouer sa musique.
J. H. : Sanders et Corea ont-ils des choses neuves à dire ?
J.F. : Ça n’est pas le problème. A mon avis, Han Bennink ne joue pas des choses nouvelles pour le plaisir de la nouveauté, mais tout simplement parce qu’il est ainsi, qu’il est né comme cela. Penser chose nouvelle, penser 73, ça ne signifie rien. Don Cherry, c’est Don. Et à la limite il joue toujours comme avec Ornette Coleman. Il a une personnalité énorme. C’est cela le plus important. La cohérence, la personnalité ont cent fois plus de valeur que la nouveauté.
J.H. : Prenons l’exemple de Coltrane. On le reconnaissait parfaitement à la fin de sa vie. Pourtant il a refusé de jouer toujours chez Miles Davis. Il a éprouvé la nécessité de jouer quelque chose qui sonne différemment. McCoy Tyner, par contre, sonne encore comme chez Coltrane.
J.F. : Coltrane jouait ce qu’il entendait. A la fin de sa vie il a pris des gens derrière lui pour changer de climat. Mais ce qu’il dit en 1967 n’est pas fondamentalement différent de ses débuts. Peut on dire à ce niveau que Monk est fini? Ce serait monstrueux. Il s’agit de réaliser que la différence entre Monk et les autres, c’est que quand il s’assoit au piano et qu’il joue trois notes, ces trois notes sont différentes de toutes les autres. Voilà ce qui est important pour moi. Le problème McCoy est identique. Il y a un fond unique, avec des formes changeantes, il faut se persuader que Don jouant du piano ou du cornet, c’est pareil. C’est la musique de Don Cherry. La nouveauté ne se situe pas au niveau le plus évident. Elle est plus à l’intérieur des choses.
(1) “Orfeo Novo”, MPS 15048.
Propos recueillis au magnétophone par Alex Dutilh et Philippe Cardat