JEAN-FRANÇOIS JENNY-CLARK Je vois la musique toujours de la même manière, c’est un moyen d’expression, important pour moi, mais ce n’est pas le domaine le plus important de ma vie ? Cela fait longtemps que ça ne l’est plus, il y a des domaines, disons existentiels, plus importants pour moi. Est-ce que ça valait le coup? Ce que je trouve « positif », c’est qu’année après année je ne sais rien et j’ai toujours l’impression que je vais commencer, ou que je commence à jouer. On vient de faire un disque en trio, je pense qu’il est assez bien, mais maintenant j’ai envie de faire autre chose, j’apprends des tas de choses; très basiques au piano, j’écris… C’est un domaine immense et il y a des tas de choses que je ne sais pas faire quoi qu’il arrive, je n’en aurai jamais vu le bout. J’ai envie d’aller à la découverte. En ce qui concerne mon jeu, il faut que je trouve autre chose, j’en ai marre de la manière dont je joue. L’expérience me prouve que c’est quand j’en ai eu vraiment marre que j’ai pu changer quelque chose.
ALDO ROMANO La musique n’est pas le plus important dans ta vie, mais n’est-ce pas un véhicule, un moyen d’accéder à un plus haut niveau de conscience ?
Je ne doute pas que des gens aient réussi à le faire, moi je ne m’en sens pas la capacité.
Il te semble qu’il y a d’autres moyens d’expression plus propices à t’amener vers un état élevé de conscience ?
Absolument, beaucoup plus.
Serait-ce le « métier » de la musique qui aurait pris le pas sur la destination première, sur une vision plus philosophique de la musique ?
Ce n’est pas sûr, je ne sais pas. Ce qui est clair, c’est que c’est une école d’humilité fantastique, la musique. Il n’est pas étonnant que les gens qui jouent bien soient souvent les plus humbles, parce que c’est une remise en question perpétuelle. En revanche, sur le sens de la vie, je ne pense pas que la musique me donnera une réponse. Mais elle m’a aidé à socialiser, à prendre contact avec des gens. Maintenant, je peux imaginer que pour des gens comme Coltrane ou Mozart il ait pu y avoir un investissement transcendantal.
Ne penses-tu pas que cette nouvelle approche dont tu parlais il y a un instant, ta recherche d’une nouvelle façon de jouer, l’étude de nouvelles formes, puisse te mettre sur le chemin d’un rapport plus essentiel et plus profond avec la musique
C’est possible.
C’est peut-être ta façon de l’avoir envisagée jusqu’à aujourd’hui qui a créé cette sorte d’insatisfaction que tu exprimes…
Ce n’est pas de l’insatisfaction. Mais je ne vois pas comment la musique pourrait répondre à toutes mes questions. Quant à aujourd’hui, le contexte social empêche grandement la musique de s’exprimer ? il y a beaucoup de technique, de connaissances, mais peu d’improvisation et de risque. Dès qu’on fait quelque chose d’un peu différent, on court le risque de marginalisation. Dans la parano sociale, je comprends que beaucoup de jeunes musiciens ne s’expriment pas jusqu’au bout.
Peut-être l’improvisation manque t-elle dans leur culture ?
Je crois que ce qui a beaucoup servi aux survivants de notre génération, c’est d’être nés dans le bebop, d’avoir pris le train du free, même dans l’exagération… Grâce à ces expériences, nous avons un certain bagage à notre disposition.
Mais c’est un problème d’individualités plus que de génération : nombre de nos contemporains sont restés dans un traditionalisme total.
Je pense que l’environnement, le contexte a vraiment son importance ? la parano de l’argent est devenue très forte Je crois que nous avons eu la chance de jouer avec des créateurs de cette musique. Il n’empêche que c’était la grande débrouille. La jeune génération pleure parce qu’elle n’a plus la première main mais par ailleurs elle a toute une littérature à sa disposition. Ce que je pense aussi, c’est que la musique est un grand cimetière d’illusions, il y a très peu de gens qui arrivent à durer. Qu’un type de cinquante-trois ans, comme moi, envisage de changer sa façon de jouer, ça peut paraître bizarre…
La musique classique est-elle encore présente pour toi, nourrit-elle ton univers mental, comme à une certaine époque ?
Non, beaucoup moins. Même à l’époque où j’étais considéré plus comme un musicien classique que comme un jazzman, je n’ai jamais cessé de me considérer, moi, d’abord comme un musicien de jazz. Et depuis la disparition de Musique vivante, un groupe dans lequel je me trouvais vraiment bien… C’est Portal et Drouet qui m’avaient branché pour l’enregistrement d’une musique de Berio, compositeur magnifique. C’était passionnant aussi avec Stockhausen.
Avoir vécu avec une pianiste classique t’a peut-être fait découvrir les aspects négatifs de cette musique…
Ce que ça m’a fait découvrir, c’est surtout la somme de travail infernale qui est nécessaire pour le piano.
Voir quelqu’un travailler ainsi ne t’incitait pas à en faire autant ?
Non, j’avais une réaction contraire ? il y avait quelqu’un qui travaillait huit heures par jour pour un concert tous les six mois et quelqu’un qui jouait tous les jours et travaillait tous les six mois.
Est-ce qu’actuellement le jazz te semble participer encore d’un contexte socio-politique ? Ou serait-ce devenu une musique formelle, en dehors de la vie active ?
Je crois que ce que nous appelions la conscientisation politique a presque disparu pour être remplacé par quelques attitudes individuelles.
Alors que nous jouions contre un certain type de société, actuellement on jouerait plutôt pour arriver, réussir, plaire…
C’est ce qu’il me semble, à quelques exceptions près qui se refusent à entrer dans le moule. Il faut donc avoir une vision à long terme, qui dépasse le cadre de la musique.
T’est-il arrivé de pratiquer le jazz vraiment comme un métier ?
Même si me suis retrouvé dans des galères ou des choses que je regrette, ça n’a jamais remis la musique en cause. J’ai toujours eu pour elle beaucoup d’amour. Ce qui m’est pénible, et le sera toujours, c’est ce qu’il y a autour de la musique.
T’étant parfois trouvé avec des gens avec qui ça ne collait pas, n’as-tu pas eu assez de ta situation de sideman ? N’as-tu pas eu envie de devenir leader ?
Non, ça n’a pas été pour moi l’élément déclencheur, peut-être parce que je n’ai pas fait suffisamment de merdes ? J’ai joué avec énormément de gens de valeur. Dans le groupe de mes rêves, personne ne serait leader et personne ne serait la cinquième roue du carrosse. Etre reconnu par les gens avec qui j’avais envie de jouer a toujours été le plus important.
Même avec certains égocentriques, eux devant et la rythmique derrière ?
Personne ne m’obligeait à rester. J’ai surtout souffert parce que j’étais peu sûr de moi. Mais avec les petits chefs je me suis toujours dépatouillé.
Si la première chose pour toi c’est la communication avec les musiciens, qu’en est-il de la communication avec le public ?
Quand ça se passe bien entre les musiciens, ça se passe bien avec le public, même si c’est une musique difficile. Pour revenir à l’idée de leader, on m’a fait toutes sortes de propositions, mais les gens avec qui j’aurais voulu les concrétiser, je jouais déjà avec eux ça aurait fait comme chez Blue Note dans les années 60: le disque de Paul Chambers avec Jimmy Cobb, puis celui de Wynton Kelly avec Chambers et Jimmy Cobb, etc.
Mais quand on a un son dans la tête, on a envie de l’entendre sur scène, non ?
Bien sûr, mais la mauvaise habitude c’est d’être appelé et de ne pas avoir besoin d’appeler. Si j’avais été saxophoniste, j’aurais peut-être eu besoin de monter un groupe pour avoir davantage de travail…
Les contrebassistes ont souvent peur de ne pas être entendus. Cette problématique n’a t-elle pas joué ?
J’ai surtout l’impression que les contrebassistes sont des gens qui se planquent. Alors que les garçons affirmés veulent tous jouer de la batterie, la contrebasse est un instrument beaucoup moins en valeur, surtout au moment où j’ai commencé… La différence, c’est qu’aujourd’hui je joue moins planqué et j’outrepasse largement le rôle traditionnel du bassiste… Le groupe qui m’intéresse, ce sont des gens prêts à faire la même chose que moi.
Etre le leader, c’est un peu être le père. Or tu n’as pas connu le tien…
L’absence du père, ça peut avoir deux effets contradictoires : vouloir être le père de tous ou le refus de paterner. Les gens avec qui j’ai envie de faire de la musique sont des gens qui ont déjà leur identité. Quant à prendre des jeunes, je ne me sens pas une âme de découvreur de talents, ils se découvrent très bien tout seuls, et il y en a d’autres pour les découvrir…
Voir quelqu’un évoluer, trouver son style au fil des années, n’est-ce pas exaltant? Lui communiquer ta philosophie de la musique…
Pourquoi leur imposerais-je ma philosophie de la musique ? S’ils veulent la connaître, pas besoin de monter un orchestre, ils peuvent toujours venir me voir.
Oui mais jouer avec quelqu’un, c’est direct, ce ne sont pas des mots…
Ça peut arriver, mais je ne me sens pas comme un initiateur.
Tu parlais de timidité. Ne serait-ce pas plutôt le sentiment de ne pas être à ta place ?
J’étais très peu sûr de moi. Rappelle-toi avec Don Cherry, je me disais tous les jours : « J’arrête, je ne fais pas le poids ». C’est un sentiment qui a duré Evidemment, je n’étais pas enthousiasmé à l’idée de voyager, de trimballer ma basse dans des trains pendant des jours, etc.
Même si manifestement tu étais le meilleur ?
Mais ça ne m’a jamais suffi. Heureusement! La chose la plus difficile, c’est de savoir se situer dans l’échelle des valeurs. Dans la même journée, il y a un type qui te dit que tu es le meilleur et un autre qui te dira : « Je t’ai entendu l’autre jour, c’était pas terrible ». La seule référence stable, c’était les gens qui faisaient appel à moi : s’ils avaient une certaine valeur, ça me rassurait. Mais l’insécurité c’est d’avoir encore souvent l’impression de ne pas avoir le niveau que je souhaiterais, et ça me rend très malheureux.
Ce trio avec Joachim Kühn et Daniel Humair, qui date d’une dizaine d’années, qu’est-ce que ça représente pour toi : le résultat d’une complicité musicale ou quelque chose qui s’est construit au fur et à mesure ?
Ce sont trois personnes qui ont à peu près le même parcours et peuvent faire la somme de leurs expériences, même si celles-ci sont sensiblement différentes. Quand Joachim joue quelque chose, il peut m’étonner dans la forme mais je suis en terrain de connaissance quant au fond, et Daniel également. Le trio progresse, et l’histoire est loin d’être terminée. C’est évidemment lié à la proximité géographique des membres. Avec Paul Motian, par exemple, les distances n’ont pas arrangé les choses.
Et le trio avec Galliano ?
Richard est quelqu’un qui écoute, qui est très réceptif, et c’est très agréable de collaborer avec lui.
A priori, il semblerait difficile d’emmener la musique ailleurs dans cette configuration.
C’est possible grâce à cette réceptivité de Richard… Si c’est bien fait, ça ne me gêne pas de faire le tempo pendant tout un morceau.
Qui d’autre, ces dernières années, t’a apporté quelque chose?
Dave Liebman, sur le plan musical, et aussi humain. C’est un ami très proche. Avec Paul Motian aussi, j’ai un rapport privilégié.
Paul, par rapport au trio avec Joachim et Daniel, c’est le contraire; c’est un minimaliste…
Pas forcément. Certes il aime le silence, mais il aime aussi les contrastes et peut jouer parfois très fort.
Les années 80 n’ont-elles pas été pour toi une manière de parenthèse ? C’est comme ça que je les ai vécues. On sentait que les choses allaient repartir, ce n’était pas comme les années 70 qui ont été un trou dans l’histoire du jazz en France, on faisait tous des choses popisantes sans savoir où on allait. Le renouveau s’est annoncé dès la seconde partie des années 80, avec l’émergence d’une nouvelle génération, très talentueuse et très concernée, comme Marc Ducret, Michel Benita, Eric Le Lann…
Je n’ai pas un souvenir transcendant de ces années.
Pour moi, ç’a été le renouveau, l’époque où j’ai découvert des musiciens qui m’ont étonné.
Ce qui est vrai, c’est que les années 70 ont été particulièrement dures.
Je voudrais revenir sur la distance que tu dis avoir avec la musique. L’art, pour toi, ne pourrait donc pas se substituer à la religion ?
Je ne crois pas. L’art, c’est une discipline. Comme dans toute discipline, il y a beaucoup à apprendre. Je l’ai dit: c’est une école d’humilité. Je vais te donner une image, très claire, très simple. Je me suis retrouvé sur un lit d’hôpital, vraiment pas bien. Là, tu peux être le meilleur musicien du monde, la vraie question c’est : le sens de la vie. La musique aide, certainement, mais je ne lui vois pas une part plus importante qu’elle n’a.
Il n’y aurait pas dans la musique une possibilité de sublimation ?
Pour d’autres, certainement, j’imagine. Pas pour moi.
En quelque sorte, tu ne mettrais pas la musique à la place de Dieu ?
Non, en aucune façon. Une aide sur un chemin, mais pas l’aboutissement. Beaucoup de gens considèrent la musique comme l’art majeur, de la communication intrinsèque, mais pas moi.
Tu ne mets pas la musique à la place de Dieu, mais y a t-il Dieu dans la musique ?
Sans doute dans des musiques que je ne connais pas. Il y a sûrement dans des musiques religieuses, dans certains lieux, une dimension beaucoup plus grande qu’esthétique.
Gurdjieff parle de musique objective et subjective, la musique aurait certains effets sur certaines fonctions…
Au Tibet ou ailleurs, des témoignages l’attestent. Il faut évidemment faire attention à la manipulation de ces notions. Si on n’en a pas le contrôle, elles peuvent avoir des effets pervers. Le péché mortel serait de diffuser des choses dont je n’aurais pas le contrôle… De toute façon, ce qui passe avant tout, c’est la sincérité et le bonheur de jouer.
Tu parles de contrôle, de discipline… Ne te méfierais-tu pas de l’émotion ?
Soyons bien d’accord : quand je joue, je ne contrôle plus. C’est toute la différence entre jouer et travailler.
Et l’humour dans la musique, tu l’envisages ?
Non, très peu. De manière générale, je n’aime pas ça. J’aime l’humour hors de la musique.
Je t’en parle parce que j’ai horreur de ça. Pour moi la musique doit avoir une dimension tragique.
C’est aussi le problème du mauvais goût. L’humour de bon goût est rare.
On trouve ça dans la mouvance free européenne.
Et aussi dans la musique française « contemporaine » des années 30.
La musique peut-elle poser des questions politiques ?
Elle peut être représentative d’un certain courant politique, dans la mesure où il y a toujours interaction. Mais je crains que la musique ne puisse pas précéder une situation politique. Si elle la précède, elle ne sera pas comprise. On pouvait comprendre dans les années 60?70 la correspondance entre la musique et le social, comme ce qui se passe avec le rap aujourd’hui…
Les grands mouvements artistiques peuvent influencer…
Il y a eu de grands moments artistiques qui sont arrivés à la suite de certaines situations sociales et politiques, mais je ne pense pas que ces mouvements artistiques aient précédé les mouvements politiques.
Le moment politique induirait un peu ce qui se passe artistiquement ?
Je ne sais pas… Nous vivons un moment dans lequel il y a une espèce d’uniformisation de l’esthétique et de la pensée.
La Pensée Unique ?
Oui et ça se ressent beaucoup dans la musique. Ça rie veut pas dire que chaque musicien, chaque peintre, chaque artiste soit coincé systématiquement dans cette pensée unique, il n’empêche que ça pose de gros problèmes pour une possibilité d’expression, de diffusion de l’art, et que ça rend les choses difficiles pour les artistes qui auraient des idées différentes… Maintenant il y a des gens qui sont là, prêts à attendre la moindre opportunité pour pouvoir s’exprimer’ si on leur en laisse la possibilité.
Ne penses-tu pas qu’au début des années 60 le jazz était plus figé ? Aujourd’hui c’est peut-être plus ouvert…
J’étais très jeune et je n’avais pas de réflexion par rapport à ça, mais il me semble que ce langage commun qu’était le bebop, où tout le monde jouait les même morceaux, a permis l’éclosion de personnalités très différentes et ça c’est positif. J’ai beaucoup d’amour pour le bebop nous avons eu la chance de connaître les créateurs du bebop et l’énergie qu’ils mettaient dans cette musique. Il y avait une palette de styles, de sons différents; il y avait ceux qui jouaient devant, derrière, qui jouaient beaucoup de notes, peu de notes avec des timbres variés. Finalement il y a eu une diversité extraordinaire de gens qui ont réussi à s’exprimer.
Comment analyses-tu ce nouvel intégrisme dans le jazz : d’un côté les noirs, de l’autre les blancs ?
C’est le retour d’un douloureux cloisonnement social.
Il y a là une tentative des musiciens noirs américains de se réapproprier le jazz, dire que le jazz c’est leur culture, peut-être une des seules aux Etats-Unis, jusqu’à refuser toute intrusion d’autres « races »…
Une des plus grandes maladies, une de celles qui me touchent le plus, c’est le nationalisme, la fermeture des portes. On le voit ici, je crois que c’est une des plus grandes erreurs qu’un homme puisse commettre ? si je ne supporte pas quelque chose qui soit un tant soit peu différent de ma culture, c’est le début du repli sur soi, c’est la mort de toute possibilité de développement de l’être humain.
En l’occurrence ce n’est pas très bon signe pour la musique ? il y a des groupes uniquement blacks qui font une certaine musique, notamment le rap – et des blancs qui en font une autre. C’est assez inquiétant…
Tout ce qui faisait la richesse du jazz, une musique qui avait atteint un stade de métissage important, on a l’impression que ça s’est arrêté.
Paradoxalement, au moment de la création de l’Europe politique et monétaire il y a moins d’échanges dans l’art entre les pays. Il n’y a plus, notamment, les échanges entre radios européennes qui étaient des lieux privilégiés de rencontre entre musiciens.
Ça n’existe plus pour des raisons financières, l’Europe ?en fait c’est la libre circulation de l’argent, plutôt que la libre circulation des personnes. La seule chose qui puisse passer les frontières, c’est le fric. L’Europe n’est pas ce qu’on avait imaginé, l’idée est une chose mais sa concrétisation est uniquement une histoire de fric. Parce qu’il est évident que si 150.000 ouvriers français vont en Angleterre pour travailler, ils vont se faire jeter à coups de pied au cul. En réalité, il y a un protectionnisme très fort qui est en train de s’installer dans chaque pays avec la situation sociale, le chômage. Je ne vois pas pourquoi le jazz serait une manière d’îlot, mais on a toujours imaginé que dans la musique de jazz tout le monde s’aime, que tous les beaux disques se sont faits dans la meilleure ambiance, qu’on est tous frères…
L’idéal…
Ce n’est absolument pas ça, tu le sais bien… Il y a de beaux disques qui ont été faits dans une ambiance absolument épouvantable… Il ne faut pas rêver avec le jazz, il est sujet aux même merdes que le reste.
As-tu le sentiment que tu as choisi ce que tu as fait ou que tu as été choisi ?
Je n’ai pas du tout l’impression d’avoir choisi. Maintenant je suis en train d’essayer d’assumer un choix qui n’a pas été le mien et ce n’est pas agréable.
On t’a donné une place, ce n’est pas toi qui l’as prise ?
Oui, absolument. Déjà je n’ai pas choisi l’instrument dont je joue ? ce n’est peut-être pas celui que je choisirais aujourd’hui si on me le proposait. Je n’ai pas choisi cette forme de musique, je n’ai pas choisi grand-chose là-dedans : je me suis retrouvé en situation de jouer et ça s’est suffisamment bien passé pour que je continue, mais je n’ai pas l’impression que c’était une vocation.
Que vois-tu d’autre qui t’aurait satisfait davantage, qui aurait rempli ta vie ?
Je ne sais pas, c’est extrêmement difficile, on peut supputer, imaginer ce qu’on veut.. Mon chemin ensuite a été d’assumer cette chose que je n’avais pas choisie… Je me souviens que quand nous avons commencé à jouer, toi et moi, nous ne voulions pas être vraiment professionnels, nous voulions juste jouer. En tout cas, moi, j’étais très clair avec ça.
Moi je savais ce que je voulais, mais ma vie familiale contrariait cette envie. Donc je me suis inventé un scénario, pendant un temps, pour me persuader que le jazz n’était pas forcément la voie. En réalité, c’était ma voie, vraiment ma voie.
Moi, je n’en suis pas si sûr… Je pense que j’ai des facilités pour l’instrument, mais j’ai trop de respect pour la musique, c’est un domaine trop vaste pour avoir la sensation d’en savoir suffisamment et d’avoir fait ce que j’avais à faire. Je me sens en partie un escroc de la musique, de celle que j’ai faite pendant longtemps.
On a tous le sentiment d’être des imposteurs…
Je crois que je dois assumer la musique que je fais. Ce n’est pas toujours facile.
Avec qui aimerais-tu jouer ? Moi j’ai l’impression que si je jouais avec certains, je serais le plus heureux des hommes.
Il y en a de moins en moins, parce que l’âge, parce que les gens disparaissent de la planète.
Moi, aujourd’hui, si je jouais avec Brad Mehldau, je serais vraiment heureux.
Ce n’est pas celui que je choisirais. Moi, ce serait plutôt Keith Jarrett.
Oui mais Keith, nous avons joué avec… Brad Mehldau a vraiment tout ce qu’on peut attendre d’un musicien, d’un pianiste en particulier.
C’est ce que disent beaucoup de gens.
Alors ton orchestre idéal, il est là, dans ta tête, mais tu ne peux pas mettre de visages, de noms…
Pour chaque instrument, j’ai mes préférés, mais toutes ces têtes d’affiche feraient-elle un bon orchestre ? Je n’en sais rien.
Revenons à ton instrument: qu’y a-t-il de nouveau après Scott LaFaro ? On peut se dire qu’il n’y a rien eu après, tellement c’était parfait.
Parfait, non, mais quand on réécoute les disques au Village Vanguard c’est impressionnant. Il a ouvert le chemin. Il y a des morceaux où il prend des risques inouïs, il fait des trucs invraisemblables. Il fait partie de ces instrumentistes qui poussent le bouchon tellement loin qu’il est difficile le récupérer.
Quels sont les contrebassistes après ça ?
Mon préféré, l’un des rares qui arrive à m’étonner, c’est Miroslav Vitous… C’est le seul qui fait des choses auxquelles je n’aurais pas pensé… Sinon, il y en a qui jouent remarquablement bien, mais disons qu’ils me paraissent moins étonnants.
Il y a un retour au rôle un peu réducteur du bassiste…
La nouvelle idole, c’est Paul Chambers. Je l’avais rencontré et, souviens-toi, j’ai même joué sur sa basse. Tu sais combien c’est toujours une idole pour moi, mais je ne comprends pas comment on peut en venir à mettre des cordes en boyau et jouer comme Chambers ? la musique, c’est un contexte, ce n’est pas reproduire des » plans » dans un autre contexte. Si tout le monde se met à refaire la musique de 1960, je ne comprends plus. Je crois qu’il y a chez Chambers des choses toujours à prendre en compte, mais certainement pas les choses extérieures. Ce n’est pas la ligne de basse en elle-même qui est admirable, c’est son tempo; ce n’est pas la forme, c’est le fond… 11 a un tempo inimaginable, un puise incroyable, il pouvait jouer une demi-heure sans foutre une note à côté; c’était une présence inouïe. Et il pouvait être extrêmement lyrique, voilà ce qu’il faut entendre. Si on achète des transcriptions, des chorus ou des lignes de basse, on a des espèces de notes qui ne veulent rien dire. Il y a une espèce de revival de la basse ancienne qui n’a aucun intérêt, car le fond n’est pas compris.
C’est une tendance générale. Maintenant les bassistes qu’on admire, ce sont des types qui font peu de notes, qui ne vont pas en quelque sorte interférer dans le discours du soliste ou les syncopes du batteur. C’est lui le pilier ? on est revenu au rie du bassiste repère, et non plus celui qui donne aussi la direction à la musique, un gardien du tempo, uniquement.
C’était ça la basse dans les années 60.
Miles a toujours aimé les bassistes basiques : Tony [Williams] et Herbie [Hancock] s’envolent, Ron Carter ne bouge pas.
La musique se prêtait à ce genre de basse, mais il y avait à l’époque plus d’interplay. Maintenant, on a l’impression que le batteur fait ses rentrées millimétrées à 2000 à l’heure, le bassiste fait le machin, le pianiste son truc, et on a l’impression, que c’est comme une partition, que chacun fait sa partition, et ça doit bien fonctionner puisque chacun la joue. La musique que j’aimerais est une musique où, au contraire, il y aurait de l’improvisation, plutôt en interférence avec ce qui se passe autour, et c’est à mon sens la leçon du trio Evans, de Miles et d’autres.
En Europe, as-tu entendu des bassistes qui te plaisent ?
Oui, il y a un bon esprit dans la basse en Europe, je pense que c’est un instrument…
… un instrument typiquement européen, peut-être…
L’école ça aide quand même, alors que si on joue de façon complètement empirique, c’est sûr qu’à un moment on va se retrouver avec d’énormes difficultés, avec des problèmes techniques insolubles… En Europe, il y a un certain nombre de bassistes qui ont vraiment quelque chose. NHOP a été une locomotive en Scandinavie, où le niveau a toujours été élevé à cause de cela.
Depuis quelques années, tu te consacres beaucoup au trio avec Kühn et Humair. Qu’y as-tu trouvé d’essentiel ?
Je peux jouer ce que je veux et c’est ce qui m’intéresse ?je pense que les trois diraient la même chose. Si j’ai envie de casser quelque chose, je casse; quand on fait le tempo, on fait vraiment le tempo… Pour moi, c’est la sensation que nous avons «pas mal de matériel en magasin». Nous avons un choix important, nous ne sommes pas manchots techniquement, nous avons plus ou moins la même histoire, cela facilite les choses. Globalement, je me sens libre, j’ai beaucoup de place et je m’en donne à cœur joie.
Exprimer à fond toute la palette de tes sentiments… Il y a des gens avec qui tu aimes jouer mais pas de musique idéale. En tant qu’auditeur, y en a-t-il une ?
Oui, le musicien qui me touche le plus et depuis longtemps, c’est Coltrane… La plus grande partie de la musique de Coltrane est pour moi la musique idéale. Il y a aussi beaucoup de choses chez Miles, Rollins, Bill Evans en trio. Pour moi, c’est extrêmement fort, ce sont des guides.
Tu n’as pas d’ « outsiders » ? Par exemple, pour moi, la musique idéale c’est autant Coltrane que Joao Gilberto.
J’en viens à ces grands noms, comme Mozart c’est un lieu commun de considérer Mozart comme un génie, mais si je suis sincère avec moi-même, je ne connais pas d’autre Mozart ou Coltrane.
A propos de Mozart, tu as beaucoup joué avec Portal…
C’est quelqu’un qui a énormément de connaissances musicales, et même s’il n’a pas cadré cela dans le système traditionnel du jazz, Michel, quand il est en forme et que le contexte lui plait, fait des choses différentes de ce que pourrait imaginer quelqu’un qui a tout le background harmonique et rythmique du parfait jazzman.
Mais douze mesures dans un blues c’est important, non ?
Une des choses que j’aime chez Michel, c’est qu’il ne s’amuse pas à jouer au ?musicien de’ jazz qui connaît… C’est quand il ferme les yeux et qu’il y va à la feuille qu’il sort des phrases étonnantes!
Là, nous sommes dans un contexte européen, parce que hélas ça ne pourrait pas exister aux Etats-Unis.
Oui, il y a un certain nombre de musiciens européens qui n’auraient pas réussi à faire grand-chose aux Etats-Unis.
A New York par exemple, il y a des choses qu’il faut absolument avoir assimilées, sinon on ne passe pas le cap du premier bœuf dans un club.
Ce n’est pas forcément ce qu’il y a de mieux.
L’idéal serait de bouffer vite les bases pourvoir plus loin. Ceux qui restent trop longtemps sur les bases sont foutus. As-tu idée de ce que tu vas faire musicalement prochainement ?
Je vais travailler la musique et j’espère que ça va m’éclaircir un peu. Sur la basse, j’ai envie de faire des changements drastiques dans mon jeu, je ne sais pas comment, mais changer des choses importantes, commencer à écrire un peu, et essayer d’assumer mieux mon rôle. Je n’ai aucune envie de faire la moindre «carrière», je veux faire la meilleure musique que je peux en y apportant le plus grand soin et me tenir à l’abri de tout le contexte extra-musical qui décidément ne me convient et ne m’intéresse pas. Ne pas tomber dans ce piège, voilà mes prétentions.
N’est-ce pas un peu réducteur « carrière » ? C’est peut-être tout simplement produire de la musique et vouloir qu’elle soit entendue…
Je ne pensais pas à quelque chose de péjoratif. Ce que je veux dire, c’est que sachant comment fonctionne le circuit, il y a des choses que je n’ai pas envie de faire.
Aurais-tu peur d’être une « vedette », à laquelle on pourrait s’identifier? Gagner beaucoup d’argent avec la musique, est-ce gênant ?
Non, ce qui serait gênant ce serait de faire deux cents concerts par an et de jouer deux cents fois la même chose en ayant l’impression de faire de la musique.
Coltrane a joué My favorite things au moins cinq mille fois.
C’était Coltrane. De plus, il ne jouait pas tous les soirs… A un moment, lorsque je joue beaucoup, je suis en contradiction avec mes convictions.
L’idéal pour toi serait très peu de concerts et amener chaque fois quelque chose de nouveau, qui te surprenne…
Avoir le temps de se préparer, essayer de faire quelque chose de frais, de différent.
Donc l’idéal serait d’être très bien payé et d’en faire très peu.
Ça semble être une bonne solution.
La démarche de grands musiciens classiques qui font quelques concerts par an en essayant d’être au plus haut niveau. Ne pas en faire beaucoup, c’est prendre le risque de faire tous les trois ou quatre mois un mauvais concert… C’était exaltant de jouer tous les soirs, je me souviens d’une phrase de Steve Lacy qui me disait à un moment où nous avons joué ensemble, avec toi, Au Chat Qui Pêche : « Mon objectif dans la vie c’est de jouer tous les soirs ».
L’impression de jouer la même chose, de ne pas avoir le temps de respirer, en fait présenter le même produit, c’est ce que je ne peux pas imaginer. Avoir la sensation que ce que je produis à Perpignan, je le produis à Madrid ou Berlin… J’adore improviser, prendre le parti de traiter différemment les morceaux chaque soir, ça c’est génial, et tant pis si c’est moins heureux une fois qu’une autre.
Le désir de faire plaisir au publie, ça te parait péjoratif ou ça entre en jeu ?
Pour moi, cela entre peu. La seule chose qui puisse faire plaisir au public, c’est que je joue le mieux que je peux. Mais les clins d’œil…
Ce n’est pas forcément une question de clin d’œil…
Ce n’est pas ma préoccupation. Si j’essaie de faire le mieux que je peux, c’est la plus belle chose que je puisse offrir. Mais refaire quelque chose que je sais faire, ça m’ennuie.
Que s’est-il passé vis-à-vis de la musique depuis ta maladie ? Quelque chose a changé ?
Des choses ont changé, car j’ai du temps pour y réfléchir. Cela m’a aidé à prendre la décision de travailler la musique, l’écriture, accessoirement le piano. Mon état de santé étant une priorité, les concerts ne me manquent pas, mais chaque fois que je joue, et ça arrive de temps en temps, cela me procure un grand plaisir, j’apprécie beaucoup plus. Ce qui a changé par rapport à la musique, c’est ce qui a changé dans ma vie, c’est une expérience qui peut être passionnante, une sacrée remise en question. Beaucoup de choses se bousculent dans ma tête. Cela fait souffrir mais je veux voir aussi dans ce moment un travail personnel pour en sortir différent. J’en ai l’ambition dans mon développement personnel. Il se peut que ça soit pas aussi manifeste que cela extérieurement dans ma musique, mais c’est l’intention qui change, une autre manière de voir, de vivre les choses. Mon emplacement mental est différent. J’ai pris la décision de ne plus tourner autour du pot dans mes choix. J’ai vécu des moments très particuliers, je veux que cela soit utile.
Propos recueillis par Aldo Romano – et parus dans Jazz Magazine de juillet-août 1998